La
Valeur du Jeu 1 : La définition du jeu aide à comprendre sa valeur
La
liberté de quitter est un aspect essentiel de la définition du jeu
Le
jeu chez notre espèce répond à de nombreux objectifs importants.
C’est le moyen par lequel l’enfant développe ses capacités
physiques, intellectuelles, émotionnelles, sociales et morales. Il
s’agit d’un moyen pour créer et préserver des amitiés. Il
fournit aussi un état d’esprit qui, en tant qu’adulte aussi bien
qu’enfant, est particulièrement adapté aux raisonnements de haut
niveau, à la compréhension pour résoudre des problèmes et à de
nombreuses formes de comportements créatifs. Cet essai est le
premier d’une série sur la valeur du jeu que je prévois de
diffuser. Le sujet de ce premier article est la définition du jeu.
Des indices sur la valeur du jeu se trouvent déjà dans sa
définition.
La
plus grande partie de cet essai se consacre à définir les
caractéristiques du jeu, mais avant de les lister il y a trois
points généraux dont je pense qu’il est important de garder à
l’esprit. Le premier point est que les caractéristiques du jeu ont
un rapport à une attitude mentale et une motivation et non pas une
forme de comportement manifeste. Deux personnes peuvent être en
train de lancer une balle, de taper sur un clou, d’écrire des mots
sur un ordinateur et l’une des deux personnes peut être en train
de jouer tandis que l’autre non. Pour savoir lequel est en train de
jouer et lequel ne l’est pas, vous devez faire une déduction à
partir de leurs expressions et du détail de leurs actions ce qui
vous permettra de savoir pourquoi ils font ce qu’ils font et
qu’elle est leur attitude à l’égard de ce qu’ils font.
Le
deuxième point qui nous amène à la définition est que le jeu
n’est pas nécessairement tout ou rien. Le jeu peut se relier avec
d’autres motivations et attitudes dans des proportions qui vont
entre 0% et 100% de jeu. Le jeu pur se produit plus souvent chez
l’enfant que chez l’adulte. Chez les adultes, le jeu est
communément mélangé avec d’autres motivations qui sont liées
aux responsabilités de l’adulte. C’est pourquoi, dans les
conversations quotidiennes, nous tendons à parler des enfants qui
“jouent” et des adultes qui ont une “attitude ludique” ou un
“esprit de jeu” dans leurs activités. Nous pensons intuitivement
au sens du jeu comme une question de degré. Bien sûr nous n’avons
pas les moyens de mesurer ces choses, mais j’estimerais que mon
comportement en écrivant ce blog est aux alentours de 80% de jeu.
Le
troisième point est que le jeu ne se définit pas soigneusement en
identifiant une seule caractéristique. Plutôt, il est défini en
convergeant plusieurs caractéristiques. Les personnes qui ont avant
moi étudié et écrit sur le jeu, ont décrit de nombreuses
caractéristiques, mais je pense qu’elles peuvent être réduites
aux cinq suivantes :
1.
Le jeu est choisi et dirigé par soi-même;
2.
Le jeu est une activité dans laquelle le moyen a plus de valeur que
le résultat;
3.
Le jeu a une structure ou des règles, qui ne sont pas dictées par
la nécessité physique mais qui émanent de l’esprit des joueurs;
4.
Le jeu est imaginatif, non littéral et d’une certaine façon, le
“réel” ou le “sérieux” de la vie est enlevé mentalement;
5.
Le jeu implique une structure de l’esprit active, vigilante et
dénuée de stress.
Plus
une activité implique l’ensemble de ces caractéristiques, plus la
plupart des personnes sont inclinées à se référer à cette
activité comme un jeu. Par “la plupart des personnes” je ne veux
pas seulement parler des chercheurs qui étudient le jeu. Même les
jeunes enfants vont vraisemblablement utiliser le mot jeu pour des
activités qui contiennent l’ensemble de ces cinq caractéristiques.
Ces caractéristiques semblent capturer notre sens intuitif de ce
qu’est le jeu. Remarquez que toutes ces caractéristiques ont un
lien à la motivation ou l’attitude que la personne amène dans
l’activité. Laissez-moi développer une par une ces
caractéristiques et montrer un peu ce que cela implique que de
penser aux raisons d’êtres du jeu.
1.
Le jeu est choisi et dirigé par soi-même, les joueurs sont toujours
libres de quitter.
Le
jeu est premièrement et avant tout une expression de liberté. C’est
ce que l’on veut faire qui s’oppose à ce que l’on est obligé
de faire. La joie du jeu est un sentiment de liberté joyeuse. Le jeu
n’est pas toujours accompagné par des sourires et des rires de la
même façon que les sourires et les rires ne sont pas toujours le
signe d’un jeu, mais le jeu est toujours accompagné par le
sentiment de “Oui, c’est ce que je souhaite faire là
maintenant.” Les joueurs sont des agents libres et non les
pions du jeu de quelqu’un d’autre.
Non
seulement les joueurs choisissent de jouer ou pas, mais ils dirigent
aussi leurs propres actions durant le jeu. Comme je l’affirmerais
ci-dessous, le jeu implique toujours des formes de règles, mais tous
les joueurs sont libres de les accepter, et si les règles sont
changées, alors tous les joueurs doivent être d’accord avec le
changement. C’est pourquoi le jeu est la forme d’activité la
plus démocratique. Dans les jeux sociaux (un jeu qui implique plus
d’un joueur), un joueur peut apparaître un temps comme le chef,
mais seulement à la volonté de tous les autres. Chaque règle qui
est proposée par un chef doit être approuvée, du moins de manière
implicite, par tous les autres joueurs.
La
liberté ultime dans le jeu est la liberté de quitter. Une personne
qui se sent forcée ou imposée à s’engager dans une activité et
qu’il ne peut pas la quitter n’est pas un joueur mais une
victime. La liberté de cesser fournit la fondation de tous les
processus démocratiques qui prennent place dans un jeu social. Si un
joueur tente de brutaliser ou de dominer les autres, les autres
cesseront de jouer et le jeu sera terminé. C’est pourquoi les
joueurs qui veulent continuer à jouer doivent apprendre à ne pas
brutaliser ni dominer. Les personnes qui ne sont pas d’accord avec
le changement de règle proposé peuvent de la même façon quitter
le jeu, et c’est pourquoi les chefs dans le jeu doivent gagner le
consensus des autres joueurs pour réussir à changer une règle. Les
personnes qui commencent à sentir que leurs besoins ou désirs ne
sont pas remplis dans le jeu peuvent le quitter, et c’est pourquoi
les enfants apprennent dans le jeu à être sensible aux besoins des
autres et font tout leur possible pour répondre à ces besoins.
C’est à travers le jeu social que l’enfant apprend, par
lui-même, sans cours, comment il peut répondre à ses propres
besoins tandis qu’en même temps il satisfait les besoins des
autres. Il s’agit peut-être de la leçon la plus importante que
les personnes dans n’importe quelle société peuvent apprendre.
Ce
point qui concerne le jeu qui est choisi et dirigé par soi-même est
ignoré ou peut-être inconnu de nombreux adultes qui essayent de
prendre le contrôle sur le jeu des enfants. Les adultes peuvent
jouer avec les enfants, et dans certains cas ils peuvent même être
le chef dans le jeu des enfants, mais cela nécessite au minimum
d’avoir la même sensibilité que les enfants eux-même montrent
pour répondre aux besoins et aux souhaits de tous les joueurs. Parce
que les adultes sont communément vu comme une figure d’autorité,
lorsqu’il s’agit d’un adulte qui mène, les enfants se sentent
moins souvent capables de quitter ou d’être en désaccord avec les
règles proposées que lorsque c’est un enfant qui mène. Et ainsi,
quand les adultes essayent de mener les enfantsdans un jeu le
résultat est souvent que pour de nombreux enfants il ne s’agit pas
du tout d’un jeu. Quand un enfant se sent forcé, l’esprit de jeu
disparaît et tous les avantages de cet esprit s’en vont avec lui.
Les jeux de math à l’école et les sports menés par des adultes
ne sont pas des jeux pour ceux qui sentent qu’ils doivent
participer et qui ne sont pas prêts à accepter les règles que les
adultes ont établies pour eux. Les jeux menés par des adultes
peuvent être grandiose pour les enfants qui les choisissent
librement, mais ils peuvent ressembler à une punition pour les
enfants qui n’ont pas fait ce choix.
Ce
qui est vrai pour le jeu des enfants est aussi vrai pour le sens
ludique des adultes. Les études de recherche ont montré que les
adultes qui ont beaucoup de liberté dans la façon de réaliser leur
travail font souvent l’expérience de ce travail comme d’un jeu,
même (en fait, particulièrement) quand le travail est difficile. En
contraste, les personnes qui, au travail, doivent juste faire ce que
les autres leur disent de faire font rarement l’expérience de leur
travail comme d’un jeu.
2.
Le jeu est une activité dans laquelle les moyens ont plus de valeur
que le résultat.
Un
grand nombre de nos actions sont “libres” dans le sens que
lorsque nous sentons qu’une autre personne nous les fait faire, ces
actions ne sont pas libres, ou dans un autre sens, ne sont pas vécu
comme étant libre. Ce sont ces actions que nous sentons devoir faire
de manière à achever une certaine nécessité, un objectif ou une
fin particulièrement désiré. Nous grattons une démangeaison pour
se débarrasser de cette démangeaison, nous fuyons un tigre pour
éviter d’être mangé, nous étudions un livre inintéressant pour
obtenir une bonne note à un examen, nous travaillons à un travail
ennuyeux pour avoir de l’argent. S’il n’y avait pas de
démangeaison, de tigre, d’examen ou un besoin d’argent on ne se
gratterait pas, on ne fuirait pas, on n’étudierait pas ou on ne
ferait pas de travaux ennuyeux. Dans ces cas nous ne jouons pas.
Quand
nous nous engageons dans une activité pour seulement atteindre une
fin, un objectif qui est séparé de l’activité elle-même alors
cette activité n’est pas un jeu. Ce à quoi nous donnons le plus
de valeur quand nous ne jouons pas est le résultat de nos actions.
Les actions sont alors simplement des moyens pour atteindre des
finalités. Quand nous ne jouons pas, nous optons typiquement les
moyens les plus rapides et qui nécessite le moins d’efforts pour
achever notre but. Par exemple, l’étudiant non joueur et ayant un
but orienté étudie le moins possible qu’il peut dans chaque cours
pour obtenir la note qu’il désir, et son objectif est orienté sur
la necessité de réussir ses examens. Pour lui tout apprentissage
qui ne serait pas relié à cet objectif est une perte d’effort.
Dans le jeu, toutefois, tout est inversé. Le jeu est une activité
entreprise principalement pour elle-même. L’étudiant joueur aime
étudier le sujet et est moins soucieux de l’examen. Dans le jeu,
l’attention est dirigée sur les moyens, non pas les fins, et les
joueurs ne cherchent pas nécessairement la route la plus facile pour
achever les finalités. Pensez à un chat qui chasse une souris et un
chat qui joue à chasser une souris. Le premier prend la route la
plus rapide pour tuer la souris. Le deuxième essaye des moyens
variés pour attraper la souris, qui ne sont pas tous efficaces, et
laisse la souris s’en aller à chaque fois de manière à pouvoir
essayer de nouveau. Le chat qui chasse aime la finalité, le chat qui
joue aime les moyens. (La souris bien sûr, n’aime aucun des deux.)
Le
jeu a souvent des objectifs, mais les objectifs sont des expériences
qui font intrinsèquement partie du jeu et non pas la seule raison
pour s’engager dans les actions du jeu. Les objectifs dans le jeu
sont subordonnés aux moyens pour les achever. Par exemple, les jeux
de construction (la construction ludique de quelque chose) sont
toujours dirigés vers l’objectif de construire l’objet que le
joueur a dans l’esprit. Remarquez alors que l’objectif principal
d’un jeu de la sorte est la création de l’objet et non le fait
d’obtenir l’objet. Les enfants qui réalisent un château de
sable ne seraient pas content si un adulte venait et leur disait, “Tu
peux arrêter tous tes efforts maintenant, je ferais le château pour
toi.” Cela gâcherait leur plaisir. C’est le processus et non pas
le produit final qui les intéresse. De la même façon, les enfants
et les adultes jouent à des jeux compétitifs, ont les objectifs de
marquer des points et de gagner, mais, s’ils jouent vraiment, c’est
le processus de score et essayer de gagner qui les motivent, pas les
points eux-même ou le statut d’avoir gagné. Si quelqu’un triche
en ne suivant pas les règles ou s’il obtient le trophée et la
gloire par un raccourci qui contourne le processus du jeu, alors
cette personne ne joue pas.
Les
adultes peuvent tester leur degré de jeu dans leur travail en se
demandant eux-même : “Si je pouvais recevoir la même paye, les
mêmes perspectives pour une future paye, la même quantité de
reconnaissance de la part des autres personnes, et le même sentiment
de faire du bon travail pour le monde en le faisant différemment de
la façon dont on me demande de le faire, est-ce que je
démissionnerais ?” Si la personne démissionne sans hésiter,
alors son travail n’est pas un jeu. La situation dans laquelle la
personne ne quitterait pas son travail, ne démissionnerait pas,
c’est parce que son travail est un jeu. Il s’agit de quelque
chose que la personne apprécie indépendamment des récompenses
externes qu’elle reçoit pour les réaliser.
Une
raison pour laquelle le jeu est un état d’esprit idéal pour la
créativité et l’apprentissage est parce que l’esprit est
orienté sur les moyens. Puisque les finalités sont comprises et
secondaires, la peur de l’échec est absente et les joueurs se
sentent libres d’intégrer de nouvelles sources d’information et
d’expérimenter de nouvelles façons de faire quelque chose.
3.
Le jeu est guidé par des règles mentales.
Le
jeu est une activité librement choisie, mais ce n’est pas une
activité ayant une forme libre. Le jeu à toujours une structure et
cette structure provient de l’esprit du joueur. Ce point est
vraiment une extension du point qui a été fait à propos de
l’importance des moyens dans le jeu. Les règles du jeu sont les
moyens. Le jeu est de se comporter en conformité avec les règles
choisies par soi-même. Les règles ne sont pas comme les lois de la
physique ou les instincts biologiques, qui sont suivis
automatiquement. Mais plutôt, ils sont des concepts mentaux qui
nécessitent souvent des efforts conscients pour être gardé à
l’esprit et suivi.
Une
règle de base des jeux de construction, par exemple, est que vous
devez travailler avec une technique choisie de manière à réussir à
produire ou à représenter des objets ou un design spécifique. Vous
n’empilez pas des blocs aléatoirement, vous les organisez de
manière délibérée en accord avec l’image mentale que vous
essayez de réaliser. Même les jeux de bagarre et de chasse, qui
peuvent sembler sauvage de l’extérieur, sont contenus dans des
règles. Une règle toujours présente dans les jeux de bagarre, par
exemple, est que vous imitez certaines actions des véritables
combats, mais vous ne blessez pas vraiment une autre personne. Vous
ne la frappez pas avec toutes vos forces (du moins, vous ne le faites
pas si vous êtes le plus fort des deux), vous ne donnez pas de coup
de pied, vous ne mordez pas, vous ne griffez pas. Les jeux de bagarre
sont bien plus contrôlé que les vrais combats, il s’agit toujours
d’un exercice de retenue.
L’une
des formes les plus complexes de jeu, en matière de règle, est ce
que les chercheurs du jeu appellent le jeu sociodramatique, le fait
de jouer des rôles ou des scènes, comme lorsque les enfants jouent
à la maman, au papa, qu’ils imitent un mariage ou qu’ils
prétendent être des super héros. La règle fondamentale ici est
que vous devez respecter votre compréhension et celle que vous
partagez avec les autres joueurs du rôle que vous jouez. Si vous
êtes le chien domestique de la maison, vous marcherez sur les quatre
pates et aboierez plutôt que de parler. Si vous êtes un héros et
que vous et votre partenaire de jeu pensez que ce héros ne pleurs
jamais, alors vous vous abstiendrez de pleurer, même si vous tombez
et que vous vous blessez.
Pour
illustrer la nature à base de règle du jeu sociodramatique, le
psychologue Russe Lev Vygotsky a écrit à propos de deux vraies
soeurs, qui avaient cinq et sept ans et qui jouaient parfois à être
soeurs. En tant que vraies soeurs, elles pensaient rarement à leur
fraternité et n’avaient pas de manière cohérente pour se
comporter l’une avec l’autre. Parfois elles s’appréciaient,
d’autres fois elles se disputaient et à d’autres moments elles
s’ignoraient. Mais quand elles jouaient à être soeurs, elles se
comportaient toujours selon le stéréotype qu’elles partageaient
de la façon dont les soeurs devaient se comporter. Elles
s’habillaient de la même façon, parlaient de la même façon,
elles s’aimaient toujours, elles parlaient des différences entre
elles et tous les autres, et ainsi de suite. Bien plus de contrôle
de soi, d’effort mental et de règle à suivre était impliqué à
jouer les soeurs que dans le fait d’être soeurs.
La
catégorie de jeu avec les règles les plus explicites sont ce que
l’on appelle les jeux formels. Ce sont les jeux comme les échecs
et le baseball, avec des règles qui sont spécifiées verbalement et
conçues de manière à minimiser les ambiguïtés dans
l’interprétation. Les règles de ces jeux sont généralement
transmises d’une génération de joueurs à la suivante. De
nombreux jeux formels dans notre société sont compétitifs et l’un
des objectifs des règles formels est de s’assurer que les mêmes
restrictions s’appliquent de manière égale à tous les
compétiteurs. Les joueurs de jeux formels, s’ils sont de vrais
joueurs, doivent adopter ces règles comme les leurs et d’être
disposé à s’y tenir pendant toute la durée du jeu. Bien sûr, en
dehors des versions “officielles” de ce genre de jeux, les
joueurs modifient les règles pour les adapter à leurs propres
besoins, mais chaque modification doit être acceptée par tous les
joueurs.
Le
point principal que je veut monter ici est que toutes les formes de
jeux impliquent une bonne part de contrôle de soi. Quand ils ne
jouent pas, les enfants (et les adultes aussi) peuvent agir selon
leurs besoins biologiques immédiats, leurs émotions ou les
caprices, mais dans le jeu ils doivent agir de manières qui soient
appropriées pour eux et leurs partenaires de jeux. Le jeu attire et
fascine le joueur, précisément parce qu’il est structuré par des
règles que le joueur lui-même à inventé ou accepté.
Le
chercheur du jeu qui a le plus mis en évidence la nature du jeu basé
sur une règle est Lev Vygotsky, dont l’exemple que je viens de
mentionner sur les soeurs qui jouent aux soeurs. Dans un essai sur le
rôle du jeu dans le développement qui a été originellement publié
en 1933, Vygotsky a fait un commentaire sur le paradoxe qu’il y
avait entre l’idée que le jeu est spontané et libre et l’idée
que les joueurs doivent suivre des règles :
“Le
... paradoxe est que dans le jeu, l’enfant adopte la ligne de la
moindre résistance, il fait ce qu’il ressent de faire quand il
veut le faire parce que le jeu est connecté au plaisir et en même
temps il apprend à suivre la ligne de la plus grande résistance en
se subordonnant lui-même à des règles et ainsi à renoncer à ce
qu’il veut, puisque la soumission aux règles et la renonciation de
l’action impulsive constituent dans le jeu, le chemin vers le
plaisir maximum. Le jeu crée continuellement une demande à l’enfant
d’agir contre les impulsions immédiates. À chaque étape l’enfant
est mis face à un conflit entre les règles du jeu et ce qu’il
ferait s’il pouvait agir spontanément. Ainsi, l’attribut
essentiel du jeu est le fait qu’une règle devienne un désir. …
La règle gagne parce qu’elle est l’impulsion la plus forte. Une
telle règle est une règle interne, une règle de contrôle de soi
et d’autodétermination…. De cette façon, les plus grands
exploits d’un enfant sont possibles dans le jeu, les plus grands
exploits sont possibles dans le jeu et deviennent les réussites de
demain qui seront son niveau de fondation dans ses actions réelles
et sa moralité.” [1]
Ce
qu’indique bien sûr Vygotsky est que le désir de jouer de
l’enfant est tellement fort qu’il devient une force de motivation
pour apprendre le contrôle de soi. L’enfant résiste aux
impulsions et aux tentations qui iraient contre les règles parce que
l’enfant cherche le plus grand plaisir en restant dans le jeu. À
l’analyse de Vygotsky j’ajouterais que l’enfant accepte et
désir les règles du jeu seulement parce qu’il est toujours libre
de le quitter si les règles deviennent trop pénibles. Avec cela à
l’esprit, le paradoxe peut sembler être superficiel. La véritable
vie libre de l’enfant n’est pas restreinte par les règles du jeu
parce que l’enfant peut choisir à n’importe quel moment de
quitter le jeu. Sans cette liberté, les règles du jeu seraient
insupportables. Avoir l’obligation d’agir comme un super héros
dans la vraie vie serait terrifiant, mais jouer ce rôle dans un jeu,
ce royaume que vous êtes toujours libre de quitter, est très
amusant.
De
la même façon que Vygotsky, j’affirmerais que la plus grande des
valeurs du jeu parmi beaucoup d’autres réside pour notre espèce
dans l’apprentissage du contrôle de soi. Le contrôle de soi est
l’essence de l’être humain. (voir note du traducteur michaël
seyne plus bas) Nous disons généralement que les personnes se
comportent comme des “animaux” plutôt que comme des humains,
quand ils échouent à respecter les règles acceptées de manière
commune et à la place suivent de manière impulsive leurs pulsions
et caprices immédiats.
De
partout, pour vivre dans une société humaine, les personnes doivent
se comporter en accord avec les conceptions mentales conscientes
partagées concernant ce qui est approprié, et c’est ce que
l’enfant pratique de manière constante dans leurs jeux. Dans le
jeu, à partir de leurs propres désirs, l’enfant pratique l’art
d’être humain.
4.
Le jeu est non-litéral, imaginatif, et se démarque d’une certaine
façon de la réalité.
Un
autre paradoxe important du jeu, aussi démontré par Vygotsky, est
que le jeu est une chose sérieuse sans être sérieuse, réelle sans
être réelle. Dans le jeu on entre dans un royaume qui est
physiquement situé dans le monde réel, utilise des accessoires du
monde réel et il concerne souvent le monde réel, il est joué par
des joueurs réels et pourtant d’une certaine façon il est retiré
mentalement du monde réel.
L’imagination
ou la fantaisie est la chose la plus évidente du jeu
sociodramatique, ou les joueurs créent les personnages et
l’intrigue, mais elle est aussi présente à divers niveaux dans
toutes les formes du jeu humain. Dans les jeux de bagarres, le combat
est une simulation, pas une réalité. Dans le jeu de construction,
les joueurs disent qu’ils construisent un château, mais ils savent
qu’il s’agit d’une imitation de château, non pas un vrai. Dans
les jeux formels avec des règles explicites, les joueurs doivent
accepter une situation fictionnelle déjà établie qui fournit la
fondation pour les règles. Par exemple, bien qu’en réalité le
fou puisse aller dans toutes les directions que l’on désire, dans
le monde fantaisiste du jeu d’échecs, ils peuvent seulement se
déplacer sur les diagonales.
L’aspect
fantaisiste du jeu est intimement connecté à la nature des jeux à
base de règles. Parce que le jeu prend place dans un monde
fantaisiste, il doit être gouverné par des règles qui sont dans
l’esprit des joueurs plutôt que dans les lois de la nature. Dans
la réalité, on ne peut pas monter à cheval à moins qu’il y ait
un vrai cheval qui soit physiquement présent. Mais dans le jeu on
peut monter un cheval si la règle le permet ou l’impose. En
réalité, un balai est un balai, mais dans le jeu il peut devenir un
cheval. En réalité, une pièce d’échec est simplement une pièce
de bois, mais aux échecs il s’agit d’un fou ou d’une tour qui
a des capacités bien définies et des limitations pour le mouvement
qui ne sont pas même inclus dans la sculpture en bois elle-même. La
situation fictionnelle dicte les règles du jeu, le monde physique
réel dans lequel le jeu est joué est secondaire. À travers le jeu,
l’enfant apprend à prendre en charge le monde et ne pas simplement
à y répondre passivement. Dans le jeu le concept mental de l’enfant
domine et l’enfant façonne les éléments disponibles du monde
physique pour rencontrer ce concept.
Les
jeux de toutes sortes ont des “temps dedans” et des “temps
dehors”, bien que cela soit plus clair pour certaines formes de
jeux que d’autres. Le temps dedans est la période de la fiction.
Le temps dehors est le retour temporaire à la réalité, par exemple
pour lacer ses chaussures, aller aux toilettes ou pour corriger un
joueur qui n’a pas suivi les règles. Pendant le temps dedans on ne
peut pas dire, ‘je suis en train de jouer’, pas plus que l’Hamlet
de Shakespeare ne peut annoncer sur la scène qu’il est simplement
en train de faire semblant d’assassiner son beau-père.
Les
adultes sont parfois confus face au sérieux des enfants dans le jeu
et par le refus de ceux-ci alors qu’ils sont en train de jouer, de
dire qu’ils sont en train de jouer. Ils s’inquiètent inutilement
que l’enfant ne distingue pas la fantaisie de la réalité. Quand
mon fils avait quatre ans il était superman pendant des périodes
qui pouvait durer plus d’une journée. Durant ces périodes il
niait catégoriquement qu’il soit en train de faire semblant d’être
superman, et cela inquiétait son enseignante de la maternelle. Elle
fut partiellement apaisée lorsque je lui dis qu’il n’essaya
jamais de s’envoler du haut d’un grand immeuble ou d’arrêter
un train sur la voie ferrée et qu’il admettait qu’il était en
train de jouer dès le moment ou il retirait sa cape pour sortir du
jeu. Pour reconnaître que le jeu est un jeu il faut retirer
l’envoûtement magique qui tourne automatiquement le temps dedans
en temps dehors.
Un
fait incroyable de la nature humaine est que même un enfant de 2 ans
connaît la différence entre le réel et le factice. Un enfant de 2
ans qui retourne sur une poupée une coupe remplie d’une eau
imaginaire et qui dira “Oh oh, la poupée est toute mouillée”
sait très bien que la poupée n’est pas vraiment mouillée. Cela
serait impossible d’enseigner à de tels jeunes enfants les
concepts subtils que sont les faux-semblants et pourtant ils le
comprennent. Apparemment, le mode de pensée fictif et l’abilité
de garder ce mode distinct du mode littéral sont innés à l’esprit
humain. Cette capacité innée est une partie de la capacité innée
pour jouer.
L’élément
de fantaisie du jeu n’est pas aussi évident ou général dans le
jeu des adultes que ça peut l’être dans le jeu des enfants. Il
s’agit de la raison pour laquelle le jeu des adultes n’est
généralement pas 100% du jeu. Et pourtant j’affirmerai que la
fantaisie occupe un grand rôle, si ce n’est la plus grande partie
de ce que font les adultes et qu’il s’agit d’un élément
majeur de notre sens intuitif pour connaître le degré auquel les
activités de l’adulte sont du jeu. Un architecte qui conçoit une
maison, conçoit une maison réelle. Et pourtant, l’architecte a
besoin d’utiliser une grande partie d’imagination pour visualiser
la maison, imaginer comment les personnes l’utiliseront et faire
correspondre ces nécessités avec des concepts esthétiques qu’elle
a dans l’esprit. Il est raisonnable de dire que l’architecte
construit une fausse maison dans son esprit et sur le papier avant
que celle-ci devienne réelle.
Quand
je dis que pour moi le fait d’écrire ce blog est autour de 80% de
jeu, je prends en compte non seulement le sens de liberté en le
faisant, le plaisir du processus et le fait que je suis des règles
(à propos de l’écriture) que j’accepte comme étant mienne,
mais aussi le fait qu’à un degré considérable d’imagination
est impliqué. Je n’invente pas des faits, mais la façon dont je
les relis ensemble et ma façon d’imaginer comment vous répondrez
à ce que j’écris. Parfois ma fantaisie va même plus loin lorsque
j’imagine que les idées que je présente auront un effet positif
sur la société. Donc la fantaisie m’accompagne dans tout cela,
autant qu’elle accompagne un enfant qui construit un château de
sable ou qui imite superman. Le fait que des parties de ma fantaisie
pourraient se transformer en réalité ne remet pas en cause son
statut de fantaisie.
5.
Le jeu implique une structure de l’esprit active, vigilante et
dénuée de stress.
La
dernière caractéristique du jeu suit naturellement les quatre
autres. Parce que le jeu implique un contrôle conscient de ses
propres comportements, avec une attention aux processus et aux
règles, il nécessite un esprit actif et vigilant. Les joueurs
n’absorbent pas passivement de l’information provenant de
l’environnement, ne réponde pas aux stimuli de manière machinale,
ou ne se comporte pas automatiquement en accord avec l’habitude. En
outre, comme le jeu n’est pas une réponse à une demande
extérieure ou à un fort et immédiat besoin biologique, la personne
dans le jeu est relativement libre de ces fortes pulsions et émotions
qui sont expérimentées, telles que la pression et le stress. Et
comme l’attention du joueur est posée sur le processus plutôt que
sur le résultat, l’esprit du joueur n’est pas distraint par la
peur de l’échec. Alors, l’esprit de jeu est actif et vigilant
mais il n’est pas stressé. L’état mental du jeu est ce que
certains chercheurs ont appelé “l’écoulement” (NdT: flow).
L’attention est à l’unisson avec l’activité elle-même et il
y a alors une réduction de la conscience de soi et du temps.
L’esprit est emballé dans les idées, les règles et les actions
du jeu.
Ce
point concernant l’état mental du jeu est très important pour
comprendre la valeur du jeu comme étant un mode d’apprentissage et
de production créative. La condition vigilante et libre de stress
que favorise l’état de jeu est précisément la condition qui a
été montré de manière répétée dans de nombreuses expériences
psychologiques comme étant l’idéal pour la créativité et
l’apprentissage de nouvelles aptitudes. De telles expériences ne
sont normalement pas décrites dans le contexte du jeu, mais ce n’est
pas s’éloigner trop loin de celles-ci que de faire un lien. Ce que
les expériences montrent est qu’une forte pression pour être
performant (ce qui provoque un état non ludique) améliore la
performance sur des tâches qui sont mentalement simples ou
habituelles pour la personne, mais dégrade les performances sur les
tâches qui requièrent de la créativité ou la prise de décision
consciente ou l’apprentissage de nouvelles aptitudes. En contraste,
tout ce qui est fait pour réduire le souci de la personne en ce qui
concerne le résultat et ce qui augmente le plaisir chez la personne
de réaliser la tâche pour elle-même, augmente l’état d’esprit
ludique et a un effet opposé.
Une
forte pression pour être performant inhibe la créativité et
l’apprentissage en orientant fortement l’attention et de manière
étroite sur le but, et par là, cela réduit la capacité à être
attentif aux moyens. Dans un état de pression, on tend à retomber
dans nos instincts ou des manières bien apprises de faire des
choses. Cette façon de répondre à la pression permet de s’adapter
à de nombreuses situations d’urgence. Quand un tigre vous chasse,
vous utilisez tous les moyens que vous avez déjà appris pour vous
enfuir ou vous cacher, ce n’est pas le meilleur moment pour
expérimenter de nouvelles choses. Les experts de tous les domaines
peuvent généralement être assez bien performants dans des états
de pressions parce qu’ils peuvent faire appel à leurs
connaissances, à leurs modes habituels de réponses et n’ont pas
besoin d’apprendre quelque chose de nouveau ou d’agir de manière
créative. Leur attention peut se porter sur la production du
meilleur résultat en utilisant le répertoire des actions qui sont
déjà une seconde nature pour eux.
Quand
nous mettons une pression sur les étudiants pour bien réaliser leur
devoir à la maison en évaluant constamment leur travail, nous les
mettons dans un état non ludique, dans un état orienté sur un
objectif qui peut motiver ceux qui savent déjà comment faire pour
être performant mais inhibe l’expérimentation et l’apprentissage
sur ceux qui ne savent pas déjà comment faire. La pression élargit
le fossé de la performance entre les experts et les débutants. Et
même les experts doivent pouvoir jouer dans leur activité
d’expertise s’ils veulent s’élever à des niveaux plus élevés
de leur expertise. Et dans certains domaines tels que les arts et
l’écriture d’essais, la créativité est demandée quelle que
soit l’expérience que la personne a eue, et un état d’esprit
ludique a toujours les meilleures performances dans ces domaines.
Quand
une activité devient trop facile et trop habituelle, elle ne
nécessite plus d’effort mental conscient, elle peut perdre son
statut de jeu. C’est pourquoi les joueurs continuent de faire des
jeux plus difficiles ou différent et continuent à élever les
critères pour gagner. Un jeu est un jeu seulement s’il demande
qu’un esprit actif et vigilant soit nécessaire pour bien le
réaliser.
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Est-ce
que cette définition étendue du jeu a un sens pour vous ? Est-ce
que cela correspond à votre façon de penser le jeu dans la vie
quotidienne ? Je pose cette question de manière sincère. Je veux,
pour mon propre travail, être sûr que j’utilise le concept du jeu
qui correspond avec le concept de jeu que les personnes trouvent
utile dans leurs conversations quotidiennes. J’apprécierais
beaucoup vos commentaires sur tout cela. Comme je l’ai dit, ces
prochaines semaines, je développerais les différentes fonctions du
jeu, à la fois chez l’enfant comme chez l’adulte, et je me
référerais de temps en temps à la définition du jeu que j’ai
fournie dans cet article. Restez connecté.
Réferences
et notes :
[1]
Lev S. Vygotsky, “The Role of Play in Development,” in M. Cole,
V. John-Steiner, S. Scribner, & E. Souberman (Eds.). Mind in
Society: The Development of Higher Psychological Processes, 92-104.
(1978, original essay published in 1933).
(Note
de Michaël Seyne : Le terme contrôle de soi est donné comme étant
la plus grande valeur du jeu, je préfère personnellement le terme
de connaissance de soi, dans la mesure où le contrôle nécessite
l’intervention d’un facteur extérieur pour agir sur un soi-même
qui serait sauvage sans cela. Je me réfère personnellement à une
intelligence intérieure qui émerge par la connaissance de soi.)
traduit
le 15 février 2015 par Michaël Seyne à partir d’un texte de
Peter Gray
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