Les
erreurs de Rousseau : Elles persistent dans les théories
éducatives actuelles.
Pauvre
Émile !
Jean-Jacques
Rousseau est connu pour sa théorie de l'éducation « naturelle ».
Il est souvent cité dans des textes sur
l'éducation comme étant l'initiateur des moyens d'éducation
naturelle centré sur l'enfant. Ceux d'entre vous qui ont été des
lecteurs réguliers de mon blog savent que j'écris moi-même sur les
moyens naturels d'éducation de l'enfant. Alors vous pourriez
conclure que je suis inspiré par Rousseau. Et bien, je suis inspiré
oui pour vous montrer à quel point il se trompe.
Le
seul travail de Rousseau sur la théorie éducative
est son livre
Émile, publié pour la première fois en 1760 qui décrit
l'éducation d'un garçon fictionnel dont le nom donne son titre au
livre. Le livre est
à moitié un roman et à moitié un traité philosophique sur la
bonté naturelle
des êtres humains et comment préserver cette bonté par une
éducation qui ne la corrompt pas.
Pauvre
Émile ! Dans
le travail de Rousseau, il
est soumis à la forme la plus extrême
que l'on puisse imaginer de ce qu'aujourd'hui
nous pourrions appeler l'approche centrée
sur l'enfant ou encore l'éducation
nouvelle. Émile a passé les 25 premières années de sa vie en
compagnie de son tuteur, auquel il se réfère comme étant son
maître et que Rousseau représente à la première personne. Le
maître est extraordinairement intelligent, talentueux et est un
homme dévoué à étudier continuellement Émile en essayant de
connaître chacune de ses motivations et désirs et en utilisant
cette connaissance pour fournir au garçon les meilleures expériences
qui semblent nécessaires pour transmettre les leçons qui sont
considérés comme appropriés par le maître. Le rapport entre
enseignant et enseigné est d'un pour un.
Le
maître contrôle le garçon en permanence, non pas à travers des
ordres mais par ce que deux siècles plus tard les psychologues du
comportement ont appelé
« le conditionnement du comportement ». Il manipule
l'environnement d'Émile d'une telle manière que le garçon choisit
toujours de faire exactement ce que le maître pense être bon pour
lui. De manière à ce que cela soit possible, Émile doit être
isolé ses 15 premières années de toutes forces sociales, ce qui
inclut les autres enfants. Le maître est son seul compagnon. Le
garçon doit aussi être isolé de toute la littérature à
l'exception de celle choisi par le maître. En effet, Rousseau
considère qu'Émile ne devrait lire qu'un seul livre avant l'âge de
ses 15 ans, Robinson Crusoé. Selon Rousseau, ce livre seul suffit à
fournir la bonne histoire pour motiver les pensées, les jeux et les
fantaisies du garçon dans une direction saine.
Émile
joue et explore (seulement par lui-même apparemment), et il croit
agir librement mais en fait joue et explore avec seulement les
matériaux, les moyens d'apprentissage et les leçons que le maître
a choisies pour lui. Loin de faire confiance dans les penchants
naturels de l'enfant, la vision de Rousseau est celle où chaque
décision de l'enfant, chaque leçon apprise est astucieusement
contrôlée par le maître brillant, qui consacre volontiers
son savoir, son temps complet de la quasi-totalité de sa vie adulte
à l'éducation d'un seul garçon.
Il
est tentant de penser que Rousseau a écrit ce livre comme une
blague. J'aurais aimé croire qu'il s'agissait d'un Rousseau farceur
qui montrait caricaturait le ridicule des autres théoriciens de
l'éducation en exagérant volontairement leurs idées. Mais il
semble que ce ne soit pas le cas, il faisait référence à Émile
comme étant son travail philosophique le plus important et le plus
sérieux. Il reconnaissait bien sûr l'impraticabilité du plan
éducatif qu'il proposait mais il pensait que si un tel programme
était appliqué il serait l'idéal. Les milliers de professeurs de
l'éducation qui se sont référé à ce livre ne l'ont
pas non plus considéré comme une blague. Qu'ils soient
d'accord ou
en désaccord avec celui-ci, ils l'ont traité sérieusement comme
étant à la fondation des théories de l'éducation progressive et
centrée sur l'enfant.
Les
lecteurs réguliers de ce blog savent que ma propre vue sur
l'éducation a été formé en partie par mes observations de l'école
sudbury valley et en partie par mes études sur la façon dont les
enfants dans les groupes de chasseurs-cueilleurs se sont éduqué.
Vous pouvez trouver mes textes sur ces sujets sur ce blog. Bien que
je sois d'accord avec Rousseau sur le fait que le jeu et
l'exploration sont les clés de l'apprentissage, je suis en désaccord
avec lui sur pratiquement tout le reste.
Laissez-moi
faire ici une liste de ce que je vois comme étant les principales
erreurs de la théorie éducative de Rousseau. Ces erreurs sont
importantes, non pas dans la critique de Rousseau lui-même, mais de
la direction encore bien vivante aujourd'hui que prend une partie des
théories de l'éducation.
1.
L'erreur de la vulnérabilité de l'enfant : L'idée que
l'enfant doit être protégé de l'apprentissage des mauvaises
choses.
Tout
le long du livre, Rousseau est davantage soucieux de protéger Émile
d'apprendre les mauvaises leçons qu'il ne l'est par son
enseignement des bonnes leçons. Ce souci commence dès la première
ligne du livre : « Tout
est bien sortant des mains de l’Auteur des choses (Dieu),
tout dégénère entre les mains de l’homme. ».
Pour Rousseau, la nature est bonne et la société est mauvaise, il
en conclut
donc que si Émile doit se développer jusqu'à devenir une bonne
personne il doit être exposé à la nature et complètement isolé
de la société, du moins le temps qu'il devienne adulte et qu'il
acquière
la force de caractère pour résister aux maux de la société.
Aujourd'hui
nous entendons les mêmes idées s'exprimer de manière différente
par ceux qui souhaitent contrôler ce que la télé doit montrer et
ce que les
enfants doivent regarder,
les jeux auxquels ils doivent ou
ne doivent pas jouer, les idées qu'ils doivent entendre et ce
qu'ils
doivent associer avec chaque
idée. Nous protégeons
les enfants de toute forme d'interaction
avec les autres qui pourraient,
pensons-nous,
avoir des influences corruptrices.
Mon
point de vue (cohérent avec la philosophie et les pratiques de
l'école Sudbury Valley) est que les êtres humains ne sont
fondamentalement ni bons
ni mauvais, pas plus qu'un jeune enfant
est nécessairement plus innocent ou pur
que ne l'est un enfant plus âgé ou un
adulte. Nous sommes par contre tous fondamentalement des êtres
sociaux et priver un enfant d'une grande variété d'interactions
sociales c'est le priver de ce qui est le plus essentiel au
développement normal d'un être humain. L'enfant ne fait pas
qu'imiter aveuglément ce qu'il voit chez les autres. Ils pensent à
ce qu'il voit. Les enfants font attention non pas seulement aux
actions des autres, mais aussi aux conséquences de ces actions. Plus
les enfants peuvent explorer les réalités du monde, plus ils
deviennent compétents pour faire face à ces réalités. Pour
décider ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, ils doivent
pouvoir avoir un large échantillon de modèles qui se comportent
différemment les uns des autres. Pour pouvoir former des opinions
utiles, ils doivent entendre divers côtés et décider par eux-même
où se trouvent les contradictions. Pour se préparer au monde réel,
l'enfant a besoin de grandir dans ce monde, de faire l'expérience
aussi bien de ses verrues que de ses roses.
Là
où la société est corrompue, la meilleure
chose que les adultes peuvent faire pour le bien-être à long terme
de l'enfant est de s'en prendre directement à la source de la
corruption, non pas la leur cacher. Dans une démocratie, nous
luttons continuellement à améliorer la société par des moyens
dans lesquels chaque personne a
une voix égale. Par ces moyens nous luttons pour créer des règles
et des procédures qui sont conçues pour réduire les conflits entre
les intérêts
de chaque personne individuellement et les intérêts
du groupe collectivement, et de cette façon nous luttons pour
réduire la corruption. L'école de Sudbury
Valley est
basé sur une communauté démocratique dans laquelle chaque enfant à
partir de l'âge de quatre ans jusqu'à l'adolescence fait
l'expérience directe des droits et des responsabilités accordées
par la démocratie.
2.
L'erreur de étapes du développement : L'idée que l'enfant
peut apprendre seulement certaines choses à certains âges.
Rousseau
divise son traité en plusieurs « livres »,
qui correspondent avec ce qu'il voit
comme étant étapes du développement séparé les unes des autres.
Chaque étape représente une métamorphose d'une façon ou d'une
autre. Ce qui est remarquable c'est que Rousseau exprime avec
certitude l'opinion qu'un enfant est incapable de raisonner de
manière logique avant qu'il ait l'âge de 12 ans et cette même vue
est avancée de manière remarquable deux siècles plus tard par le
fameux psychologue du développement Jean Piaget. Selon Rousseau, il
n'y aurait aucun sens à essayer de raisonner avec un jeune enfant
puisque l'enfant n'a pas la capacité à la raison. L'enfant peut
apprendre les aptitudes physiques et peut apprendre par l'expérience
des conséquences directes de ses actions, mais ne peut pas apprendre
quoi que ce soit d'utile par les moyens du langage symbolique.
Cette
hypothèse, qui est contredite
par l'expérience de chaque enfant et par chaque personne qui a été
un enfant, fournit la raison même de l'échec à écouter
sérieusement ce que l'enfant a à dire jusqu'à aujourd'hui. Cette
hypothèse est démontrée
comme étant fausse par les personnes qui se souviennent des pensées
et des raisonnements de leurs propres enfances. Bien sûr
les procédures de l'école démocratique sudbury valley ont
été utilisées
avec succès
pendant 40 ans en étant fondé sur l'hypothèse que l'enfant peut
raisonner.
3.
L'erreur de l'enfant seul dans la nature : L'idée que l'enfant
apprend principalement ou entièrement en agissant avec les objets
naturels de leur environnement.
La
déduction logique qui suit l'idée que l'enfant de moins de douze
ans ne peut pas raisonner est qu'ils ne peuvent rien apprendre ou en
tout cas rien de bien important par les
moyens verbaux. Ils apprennent à la place, à partir de leurs
expériences sensorielles directes et par la manipulation d'objets du
monde physique. Rousseau a déclaré qu'il croyait cela, ainsi que
Piaget. Mais l'expérience quotidienne prouve clairement que cette
vue est fausse. Quand l'enfant veut savoir quelque chose, leur chemin
le plus fréquent pour trouver la réponse est de demander à
quelqu'un qui pourrait le savoir.
Leurs réactions montrent que très souvent ils comprennent ce qu'ils
entendent. Ils posent les questions qui
sont appropriées et font des objections raisonnables (parfois d'un
raisonnable énervant) à ce qu'ils entendent et se comportent par la
suite d'une façon qui montre qu'ils ont compris. Les enfants
apprennent aussi par des moyens non sociaux, par l'expérience
directe avec les objets de leur environnement, et c'est important de
le noter, mais ils apprennent davantage par l'usage du langage car en
effet, chez les êtres humains, d'autres personnes qui peuvent parler
et comprendre ont toujours été un ingrédient essentiel à la
nature de l'environnement. Penser que les jeunes enfants ne peuvent
pas apprendre à partir de l'aspect social de leur environnement
naturel est absurde.
4.
L'erreur de la contrôlabilité : L'idée qu'il est possible de
connaître tellement bien un enfant que l'on peut être capable de
contrôler par des moyens subtils ce que l'enfant apprend.
L'erreur
la plus sérieuse de Rousseau est l'idée
que les comportements humains sont suffisamment prévisible et
contrôlable pour qu'un enseignant puisse guider
l'étudiant dans la direction qu'il
souhaite comme l'a fait le maître avec Émile. Rousseau a au moins
accepté d'admettre qu'un tel enseignant aurait à être un
superhéros, une personne avec des pouvoirs d'observation et de
raisonnement extraordinaire, qui consacrerait la plus grande partie
de sa vie à l'éducation d'un seul enfant. Certaines philosophies de
l'éducation semblent attendre la même chose des vrais enseignants,
qui ont des vies réelles à côté et qui ont bien plus qu'un seul
élève à s'occuper.
Le
débat courant entre les traditionalistes et les progressistes dans
l'éducation concerne principalement les
moyens de contrôle. Des deux côtés ils sont d'accord pour dire que
le travail de l'éducateur est de s'assurer que l'enfant apprend un
programme particulier, mais ils divergent sur les moyens à prendre
pour atteindre cet objectif. Les
traditionalistes croient en l'approche directe, vous dites aux
étudiants ce qu'ils doivent apprendre et vous utilisez une méthode
directe et des moyens de pouvoirs ouvertement autoritaires, avec un
grand nombre d'exercices pour essayer de leur faire apprendre, vous
les testez et évaluez sur ces savoirs et ensuite recommencez tout le
processus une nouvelle fois s'ils n'ont pas appris la première fois.
Les progressistes croient dans l'approche indirecte, vous savez ce
que l'enfant doit apprendre et vous avez l'impression qu'il s'agit de
votre responsabilité de leur faire apprendre, mais à un degré ou
il est possible de le faire par des moyens qui n'impliquent pas un
pouvoir autoritaire trop visible. Vous essayez de le faire en
utilisant les moyens d'activités qui font appel à l'apprentissage
naturel de l'enfant, ce qui inclut le jeu et l'exploration et cela en
guidant ces activités de manière subtile pour que l'enfant puisse
« découvrir » de lui-même les bonnes réponses et pas
les mauvaises. Cela est bien sûr la méthode de Rousseau. Dans ce
débat il est pour moi difficile de préférer l'un ou l'autre, je ne
suis d'accord avec aucun.
L'erreur
fondamentale de Rousseau et de pratiquement tous
les éducateurs modernes est la croyance que le secret de l'éducation
réside en les capacités de l'enseignant. Ce n'est pas le cas, il
réside en les capacités de l'enfant. Les enfants s'éduquent par
eux-mêmes. La grande compréhension des fondateurs de l'école
Sudbury Valley est une compréhension qui existe depuis des
millénaires par les chasseurs-cueilleurs, il s'agit qu'il n'est pas
nécessaire d'avoir un programme. Vous n'avez pas besoin de prendre
la responsabilité de l'apprentissage de l'enfant. Vous n'avez pas
besoin d'utiliser un pouvoir autoritaire ou stratégique pour faire
apprendre l'enfant. Tout ce que vous avez à faire est de fournir un
environnement dans lequel :
a)
L'enfant peut explorer, jouer, socialiser selon le contenu de leur
coeur.
b)
L'enfant est libéré des formes d'agressivité et d'autre formes
d'intimidation.
c)
L'enfant peut interagir librement avec d'autres personnes d'âges
différents.
d)
L'enfant a accès à l'apprentissage des outils valorisés par la
culture.
e)
L'enfant peut faire suffisamment l'expérience directe de la culture
dans laquelle il grandit afin de lui permettre de savoir ce qu'il a
besoin de savoir pour se débrouiller au sein de cette culture.
Contrairement
à la fantaisie de Rousseau, l'école de Sudbury Valley n'est pas une
chimère. Elle a fonctionné avec succès
pendant près de 40 ans à
un coût par étudiant bien inférieur aux
écoles publiques locales et avec beaucoup moins de conflits et plus
de joie pour tous ceux qui y sont impliqués. Elle a des centaines de
diplômés
réussissant dans tous
les chemins de la vie. Il est vraiment temps que les éducateurs du
monde commencent
à y jeter sérieusement un coup d'oeil.
Publié
par Peter Gray le 12 Février 2009 et traduit par Michaël le 30
Juin 2015